Partager un monde. Synchronicités

20 janvier 2025.

Un mois juste. La douleur n’est pas moins vive, bien au contraire. Le souvenir vivant s’estompe, ou paraît s’estomper, et les livres sur le deuil, qui nous disent qu’il faut t’intérioriser, accepter que le lien vivant qui nous unissait est à jamais rompu pour lui substituer la « relecture » de ces liens au travers de nos vies communes passées, sont intolérables. Peut-être que le temps leur donnera raison ? Mais là, je veux juste savoir que tu vois la même lune que moi, quelque part; que tu as peut-être une pensée pour moi ; que si je le voulais vraiment, peut-être, il suffirait que je prenne ce téléphone pour que tu me répondes. Depuis toujours (depuis avant ma naissance, quand des médecins convaincus que ma mère ayant eu la rubéole, mieux valait avorter cette première grossesse, et que tu t’es réveillé au milieu de la nuit persuadé que c’était bien moi qui t’avais demandé en rêve de ne surtout pas le faire !), depuis toujours, tu n’es pas seulement un père exceptionnel – avec nos disputes, parfois énormes, toujours pardonnées, et nos joies surdimensionnées – mais aussi plus qu’un meilleur ami. Presque un double, parfois. Quelqu’un avec qui je pouvais depuis toujours rire, m’amuser, faire le clown, philosopher, manifester, randonner, parler des heures et des heures sur un balcon, sur les marches de la maison, en roulant en voiture sur de petites routes musique classique à fond…

Toute petite, tu me parlais comme à une grande.

En pleine discussion, 1974

Et en grandissant, tu m’apprenais à regarder au plus loin. Mais aussi loin que se portait mon regard, j’ai su très tôt que je regarderais toujours « avec toi ».

Regarder dans la même direction, Le Lautaret, août 1978

Parce que nous nous entendions si bien, notre relation a construit un monde commun. Même loin de la maison, même indépendante, même engagée dans des occupations qui ne t’intéressaient pas toujours, il y a toujours eu la certitude d’un hors champ dans lequel tu aurais de toute façon pu te situer, d’où on partagerait le même émerveillement pour des paysages sublimes et un peu éloignés des foules, la même joie enfantine pour des musiques et des fêtes populaires, la même curiosité pour tout ce qu’il y a « derrière » (derrière cette montagne, derrière cette porte, derrière ce virage…). Cette curiosité, c’était aussi une curiosité du monde. Et dans ce monde, j’ai partagé tout de suite tes valeurs. L’engagement, l’émancipation, la liberté… Et surtout l’amour des autres. Tout cela a toujours été pour toi au dessus des désirs de carrière, des mondanités, des biens matériels. Véritablement. Sans aucune affectation. Et avec une incroyable constance.

Quelques jours après les obsèques, j’ai rêvé de toi. C’est le seul rêve que j’ai fait de toi à ce jour. J’entrais dans un lieu, avec maman, qui avait la très exacte configuration du funérarium où on t’a vu pour la dernière fois. Une porte. Une grande pièce. A gauche une porte. Une petite pièce, où tu reposais. Et au fond de la petite pièce ,une autre porte, où t’attendait le fourgon mortuaire. Mais ce lieu n’était pas un funérarium. Je savais, au plus profond de moi, que c’était une maison. Dans la petite pièce (une buanderie ?) tu étais debout. Jeune. Détendu. Souriant. Avec un petit polo clair à manches courtes. Tu nous souriais. Je ne me souviens plus si tu nous parlais. Je crois que si, mais je ne me souviens pas de tes paroles, ni de ta voix à ce moment là. J’étais très, très heureuse de te voir. D’autant que malgré l’absence de fenêtre dans la pièce, le soleil perçait tellement dans l’encadrement de la porte (fermée, pourtant), qu’il illuminait tout. En même temps, j’étais un peu triste. Car tu ne restais pas. Tu quittais ce lieu par la porte de la grande pièce. Elle aussi irradiait de soleil. Cette porte, je ne la vois pas s’ouvrir. Mais je sais que derrière, il y a le jardin de la maison où tu es né, en Tunisie, à Ferryville. Je sais qu’il y la chaleur, la douceur, la végétation. Ton néflier, dans doute. Celui que tu as planté, tout petit, avec ton grand-père. Le jardin de la maison, dans un petit quartier tranquille, près d’un lac. Tu as toujours gardé le doux souvenir de cet endroit, où les membres de notre famille ne sont pas venus en colons mais, comme tant d’autres, sont juste passés en migrants comme les Baldacchino de Malte, les Cafarella et les Illich de Croatie, les Rizzo de Sicile, les Amate de Catalogne… Tu as aimé cet endroit, le chat sauvage, Minouchelle, comme tu as aimé adolescent le Mourillon et le port de Toulon, les heures nancéennes, où je suis née, la Lozère, Allemont, le chien Black et les Alpes, et la maison que tu as conçue toute simple, petite, accueillante, baignée de soleil comme tu nous as inondées de bonheur, avec une vue splendide sur le fort de Six Four, Notre Dame du Mai, les oliviers…

Je n’ai pas su quoi penser de ce rêve. Au réveil, j’étais heureuse de t’avoir revu vivant. Heureux. Apaisé. En même temps, tu me manquais déjà. Peut-être même encore plus. Car c’était si magique de te voir. Parce que tu apportais avec toi sans doute la capacité de donner aux choses les plus ordinaires un potentiel de magie, parce que tu savais t’émerveiller de tout, sans te prendre au sérieux, mais avec une gamme d’émotions démesurée, et avec une immense exigence dans les rapport humains (il fallait te mériter, mais que de joie quand on te méritait….).

Et puis, il y a quelques jours, je discute avec une amie des synchronicités. Les synchronicités, c’est d’ailleurs un thème qui t’avait intéressé, quelques mois avant que tu partes, comme en atteste un marque page trouvé dans un livre. Et un soir encore, il y a trois jours, maman me demande un peu anxieuse « les morts ne se souviennent de rien…, si ? ou bien parfois, je me demande… est-ce que quand on vient les voir ils le savent ? est-ce qu’ils savent qu’on pense à eux ? ». J’ai été prise de court. Je me torture avec les mêmes questions. J’ai répondu en évoquant la possibilité peut-être d’écouter les signes. De faire attention aux synchronicités.

Et j’ai appelé le taxi pour me rendre à la gare routière. Il y a 70 chauffeurs de taxi à Toulon. Celui qui vient nous connaît déjà. Il nous a déjà conduites de l’hôpital à la maison. On discute un peu, de tout et rien (de débouchés scolaires je crois !) et puis il me dit : c’est beau comme vous et votre maman parlez de votre papa ; chez nous, on a un mot, pour ça, qui veut dire « plus fort que l’amour », quand l’amour entre les personnes construit un monde à elles, un monde partagé qui s’ajoute et prend place dans le monde de tous. Il me dit quel est ce mot. Je ne me souviens plus bien. Al-khala peut-être ? Alors je lui demande d’où il vient. Et il me dit qu’il est né dans une petite ville de Tunisie, où il a sa maison dans un quartier adorable, un havre de paix, près d’un lac. Je sais déjà ce qu’il va me répondre quand je lui demande comment s’appelle ce petit paradis, dont il me donne instantanément le nom ancien : Ferryville.

5 février 2025.

La veille seulement, au milieu de la nuit, je me tenais seule auprès de ton corps, dans la chambre d’hôpital où tu es partie si brutalement. Je me suis entendue de te demander à voix haute de m’envoyer un signe ; que vous puissiez m’envoyer un signe que vous êtes tous deux, quelque part, ensemble, heureux. Le surlendemain de ton décès, maman, je suis à Toulon pour organiser les obsèques. Je passe à “la maison”, et poussée par le désir d’emporter quelques souvenirs précieux, je prends de nombreux albums photos, et le paquet de lettres que papa t’a envoyées avant votre mariage et que tu gardais au bas de la penderie, dans votre chambre, dans un vieux sac à main. Elles sont toutes dans leurs enveloppes d’origines, et le paquet de lettres est tenu ensemble par un élastique.

A la maison, j’ôte l’élastique, j’ouvre une lettre, mais très vite je la remets dans l’enveloppe. Qu’est-ce qui m’autorise à les lire ? Au milieu du tas cependant, une lettre dépasse légèrement ; elle n’est plus dans son enveloppe ; je me sens autorisée à la lire. C’est la dernière lettre écrite avant votre mariage. Elle date d’avril 1968 et s’achève par un poème dont les derniers vers, que j’ai lus plus tard à ton enterrement, me donnent l’impression d’une réponse :

20 février 2025.

Ciel gris et triste sur le port de Toulon, un peu moins de trois semaines après le départ de maman. En quittant le café la Réale, je me retourne pour regarder la table à laquelle nous nous étions assises, le 9 janvier, face à la mer. Il faisait très beau, il y avait beaucoup de monde, et tu étais très fatiguée, mais détendue, contemplative, le regard errant sur l’eau, vers le port que tu trouvais beau, vers les bateaux que tu trouvais grands, vers les gens que tu trouvais agréablement divers et joyeux. Je me suis fait cette remarque que la très belle photo de votre couple de cinéma avait été prise, en 1969, un peu avant le café, sur le port. Et puis je me suis fait la remarque que cette chaise sur laquelle tu étais assise ce dernier jour où nous avons pris ensemble un café dehors serait à jamais “la chaise de maman”. Que je t’y verrai toujours, toute fragile, t’abandonnant à l’instant, à côté de moi. Et puis je me suis fait la réflexion qu’en pensant à cette chaise, c’est la chaise que j’occupais que je visualisais. Et ça m’a fait un peu peur, moi qui me suis rendue compte, depuis ton départ, que certains de mes gestes sont des gestes à toi, comme cette manière particulière que tu avais de mordiller l’ongle du petit doigt de ta main droite, avec une petite moue. Il a fallu ces derniers jours pour me ressouvenir à quel point nous étions proches, physiquement. Même si ce qui c’est produit à l’heure de ton décès n’a pas pu signifier autre chose que cette immense proximité, une attaque de panique absolue, où je me suis retrouvée brutalement au sol à appeler papa, en criant son nom dans un appel à l’aide désespéré, sans savoir pourquoi, alors que j’étais plutôt apaisée quelques minutes plus tôt, rentrant d’une après-midi avec toi où sauf la lassitude de fin de journée je t’avais trouvée plutôt beaucoup mieux que les jours précédents. Cet appel au secours, ces cris, c’était précisément à l’heure où tu partais, je l’ai su plus tard. Le 20 février, je suis à Toulon pour l’inventaire du commissaire priseur dans la maison, et cela m’angoisse beaucoup. C’est une intrusion, et une étape de plus dans la dislocation de la réalité. Plus tard dans l’après-midi, je prendrai quelques albums photos de plus, et puis “Nounours” et “Annie” la poupée de chiffon, que tu chérissais tant et qui trônaient sur une bibliothèque de ma chambre. Cet ours en peluche me suit depuis mon premier jour, papa l’avait acheté près de la cathédrale de Nancy en se rendant à la maternité. Il lui avait tapé dans l’oeil dans la vitrine d’une boutique de jouets et il était plus grand que moi. Je l’avais emporté à l’internat, en prépa, à Fontenay, à Saint-Cloud. Et puis plus tard, quand je me suis installée à Aix, il est resté à la maison, tu l’as bichonné. C’est toi qui lui avait acheté, il y a longtemps, cette grenouillère, et c’est toi qui t’étais amusée à accrocher mes premiers badges de colloques, dont tu étais toute fière…

Après être rentrée à Aix, ce 20 février, j’ai été assaillie par une tristesse voire un effroi incroyables. La nuit était tombée. Nounours était sur une étagère de mon bureau. Mais alors il n’y avait plus rien à sa place dans ma chambre, à “la maison” ? Subitement, j’ai eu la sensation irrationnelle d’avoir contribué à disloquer le réel, à en arracher des lambeaux, d’avoir commencé à vider “la maison”, comme d’avoir continué à creuser votre tombeau, à ensevelir avec la maison votre existence dans un gouffre vide, noir, glacial. Une fraction de secondes, je t’ai imaginée dans la maison, maman, errant seule, à la recherche de cet objet perdu. Je ne sais pas si des pensées de ce type sont habituelles au cours d’un deuil. Si elles sont normales. Mais ça m’a fait si mal que ça m’affecte encore. Pourtant, plus tôt dans la journée, quelque chose de très étonnant s’était produit. En quittant le café, en jetant un regard sur cette table où nous étions assises quelques semaines auparavant, en longeant ce quai que tu as arpenté toute jeune, puis avec nous, je n’ai pu retenir les larmes qui montaient. Au café, sur le port, dans les rues de Toulon, à la maison plus encore, les temporalités laissent le lointain écho de leurs sédimentations successives, et je me demande si ces temps heureux se déroulent encore, simultanément, dans un autre espace-temps que le mien, si vide aujourd’hui. Ce matin-là, tout à coup, ta présence me manque terriblement. En traversant le passage clouté pour quitter le port et prendre la rue d’Alger remontant vers la place de la Liberté, le souvenir des deux dernières fois où nous nous sommes trouvées là, le mois précédent, était si fort que les larmes se sont amplifiées en sanglots, et je t’ai interpellée mentalement. A ce moment là, je lis un mot, taggé sur une devanture au rideau baissé, à laquelle je n’avais jamais prêté attention. C’est le dernier mot que tu m’as adressé, juste avant nos deux “bisous à demain”. “Et moi je t’adore mon petit trésor”.

Toulon, 20 février 2025, rue d’Alger.