Les routes

Quand je pense à toi – ou plutôt, en ce moment, quand les souvenirs s’imposent à moi en remontant à tout moment – je ne vois pas seulement des sentiers de randonnées, de hautes montagnes, des cascades, des plateaux ou des bords de mer, je ne vois pas seulement des moments de joie en famille, je ne vois pas seulement des instants quotidiens tellement anodins en apparence et tellement magnifiques – comme nos parties de cartes ou les petites sorties autour de la maison pour faire de simples courses ou juste prendre l’air ! –, je ne revis pas seulement nos discussions politiques, militantes, philosophiques sans fin, je n’entends pas seulement les musiques que nous aimions, je ne songe pas seulement à ces films ou à ces séries que j’ai découvertes ou que je t’ai fait découvrir, aux livres que nous avons partagés…, je pense aussi, et beaucoup, beaucoup, aux routes. Je n’ai acheté qu’un seul tableau dans ma vie (un « vrai » tableau !), et c’est le tableau d’une route, une route en côté, un tournant qui me rappelait la Lozère.

Des milliers de kilomètres, sans doute, faits au hasard des itinéraires, ou plus tard quand je servais de copilote familial, des cartes sur les genoux, pour des itinéraires plus compliqués, nous emmenant parfois par les routes les plus petites et méconnues vers les plus beaux paysages qui soient.

Parfois, ce sont des routes que nous avons prises ou reprises à pied. Quand nous avons découvert les Alpes (j’avais presque 4 ans, et cet été là la mer, le monde et les vendeurs de friandises de la Capte – « j’arrive j’arrive », criait le vendeur de chouchous avec son grand chapeau – comme de l’Estaniol nous ont ennuyés, et tu as décidé de nous emmener quelque jour dans les Alpes, où tu allais enfant), nous avons commencé par rayonner à pied tout autour des villages où nous avons séjourné (Allemont, dans une vieille tour du XIIIe siècle où nous passions un mois par an ; Villard Reculas ; Les Terrasses de la Grave…). Nous n’étions pas encore des randonneurs, encore moins des montagnards. Comme chez nous en Provence, où nous nous promenions à travers les vignes ou au sommet du Mont Faron, du Mont Caume, du Coudon, nous partions de bon matin, avec de simples chaussures de sport aux pieds (et même, pour maman, en sandales !), et nous découvrions les villages alentour, Le Rivier d’Allemont, Vaujany, Besse en Oisans… On pouvait, armés d’une simple gourde qu’on remplissait à nouveau en route, faire jusqu’à près de 20 kilomètres dans la journée. On s’émerveillait toujours, comme ce jour où vers 8 ou 9 ans je me suis allongée sur une pierre plate aux pieds d’une cascade, dans la vallée de l’Eau d’Olle, et où je me suis dit que c’était un instant d’éternité, que je devais mémoriser comme le vécu d’un moment parfait. Quand nous étions à Villard Reculas, on prenait souvent la « confession », cette petite route incroyablement dangereuse qui conduit à Huez. 8 kilomètres aller-retour de paysages grandioses. On montait parfois aussi à un petit étang. Tout près, un petit restaurant s’appelait « La Bergerie ». On s’y est rendu un soir de grand brouillard, lampe de poche en main, enlacés tous les trois, en riant sans arrêt. Aux Terrasses de la Grave, on partait la nuit, à pied, après le repas, vers les villages alentours comme les Hyères, émus de la beauté nocturne et enivrés par le froid du mois d’août à la montagne. On faisait déjà ces sorties quand j’étais plus petite, on allait à « Allemont by night », du vieux village à la fonderie, en partie par la route, en partie par les sentiers. On mangeait une glace et on remontait. Une nuit, j’ai vu des lucioles. J’entends encore le bruit des fontaines, le crissement des gravillons sur mes pieds, les embranchements où on quittait la route pour prendre les raccourcis par les sentiers. Je revois le panorama s’élargir quand on montait de Megève vers le Mont d’Arbois. Avec le temps, les routes se sont raccourcies. Mais faire simplement le tour du quartier avec toi est toujours resté un bonheur.

Et puis il y a la voiture. Des milliers de kilomètres, dans les Alpes, en Provence, dans le Jura, en Vercors, dans le Grésivaudan, en Franche-Comté, en Lozère, en Suisse, en Italie… Tu mettais de la musique (Mozart, Bach, Beethoven…) et on partait.

Vers des lieux familiers (aux pieds de l’Alpe du Grand Serre, fin août, on s’arrêtait cueillir des framboises, puis on s’arrêtait à nouveau sous deux grands arbres sublimes quand j’étais enfant, et on chantait « colchiques dans les prés » car il y en avait absolument partout ! ; les dimanches matin, on partait tous les deux chercher les pâtisseries du repas familial, parfois à une heure de route de la maison, en discutant tout le temps !).

ALPE DU GRAND SERRE 1978

Souvent vers des lieux inconnus ou plus rares, ponctués de panoramas extraordinaires et d’instants infiniment précieux (le Rhône traversant son premier village après le glacier, la nuit tombée ; le Galibier un soir de brume ; l’arrivée à Saas Fee et l’immense glacier ; l’embarcadère des Iles Borromées un jour de canicule ; le Grand Saint Bernard soleil levant après avoir passé la nuit dans la voiture parce qu’on n’avait pas trouvé d’hôtel côté suisse…).

Raymond Luciani, Isabelle Luciani, Le Galibier, 1979

Des milliers de kilomètres de bonheur et de petits souvenirs uniques (tel restaurant trouvé par hasard alors qu’on n’y croyait plus, et où on a passé un si bon moment) ou répétés (tel promontoire sur la Romanche où on s’arrêtait depuis mes 4 ans quand on descendait le Lautaret…). Tant de choses sûrement si banales qui n’avaient de magie que pour nous, qu’on se racontait souvent, et qui reprenaient immédiatement toute leur magie.

Le monde était sans limite tout simplement parce qu’il était parcouru ensemble. Où est-il aujourd’hui, ce monde ? J’aimerais pouvoir graver la mémoire de chaque sensation, de chaque caillou sur le bord de la route, de chaque cigale, de chaque fleur ramassée, de chaque petit pique nique, de chaque éclat de rire… et après ?

En fait, je voudrais juste pouvoir fermer les yeux, respirer calmement, réussir à sourire paisiblement en ayant la conviction que toutes ces routes, toutes ces choses vues, toutes ces joies, tout ce partage, tout ces liens, qu’il est impossible de faire revivre quand bien même je décrirais chaque seconde de chaque instant – et à quoi bon, puisque ce ne serait que mon film intérieur – tout cela existe toujours, précieux et partagé, bien vivant, littéralement présent, quelque part, pour l’éternité.